Où le rituel devient farcesque
12. LA MORT DE BRENDON ENSOLARE
de Deborah Wheeler
– Hé, Raimon ! Bienvenue pour ton retour, vieux cralmac !
– Même chose pour toi, Edric.
Raimon Valdizar eut un grand sourire, découvrant des dents blanches dans un beau visage hâlé, et donna une bourrade à son ami. A seize ans, il était l’un des plus jeunes Cadets de troisième année attendant, à l’écart des Gardes adultes, la cérémonie officielle qui ouvrirait la saison du Conseil Comyn.
– Quelqu’un a vu Bredan ?
– Il n’a pas passé les vacances dans ta famille ? demanda Félix Macrae, mince adolescent aux cheveux blond vénitien striés de mèches rousses.
– Oui, et il a bien failli convaincre mes parents de fiancer ma sœur avec lui, dit Raimon en riant. Mais elle n’aime pas ses taches de rousseur.
En fait, Bredan plaisait assez à Lanna, mais elle avait trop de caractère et d’indépendance pour ne pas résister à son frère aîné au moins pour la forme. Elle savait que rien ne plairait plus à Raimon que d’avoir pour beau-frère le bredu de son cœur.
– Qui est le Maître des Cadets cette saison ? s’enquit quelqu’un.
– Ce n’est plus Di Asturien – j’ai entendu dire à un officier qu’il est Commandant intérimaire, répondit Edric.
– On devrait laisser le vieux prendre sa retraite. Il doit avoir près de quatre-vingt-dix ans. Même les Comyn ne peuvent pas exiger…
– Bredan, vite ! Tu es juste à l’heure. On va commencer !
Raimon le saisit par le bras et le fit entrer dans le rang.
Bredan Escobar était mince et beau, reflet doré de la beauté ténébreuse de Raimon.
Le vieillard entra dans le hall avec une grâce majestueuse, et tous – officiers, Gardes, Cadets – se mirent au garde-à-vous. Les Cadets de première année, à la fois effrontés et timorés, s’étaient regroupés sous l’une des grandes fenêtres en éventail, dont les vitraux projetaient des reflets multicolores sur leurs vêtements civils.
Raimon les entendit marmonner des commentaires, et les foudroya du regard. Ils le prennent pour un vieux gâteux. Ils ne savent pas la chance qu’ils ont de l’avoir, maintenant que le Seigneur Alton est parti hors planète avec son fils – on pourrait avoir Dyan Ardais, ou pire ! Di Asturien est peut-être vieux, mais il est honorable.
Domenic Di Asturien termina ses remarques préliminaires, et commença à faire l’appel. Dans une attitude aussi fière que celle d’un officier dans la force de l’âge, il regarda chaque Garde s’avancer à son tour pour renouveler l’antique serment de fidélité. Il fallut longtemps pour arriver au bout de la liste, et, vers la fin, les pauses s’allongèrent, la voix du vieux soldat s’affaiblit.
Puis les Cadets durent se ranger par ordre d’ancienneté.
– Valentin-Félix, Cadet Macrae…
– Présent ! répondit Félix, avec plus d’enthousiasme que nécessaire.
Le vieillard leva la tête, les yeux rougis d’avoir tant lu dans cette lumière polychromatique. Un instant, il parut hésiter. Ou se rappelait-il quelque autre Cadet dans de semblables circonstances, maintenant adulte et père de famille depuis longtemps ? se demanda Raimon.
L’appel continua jusqu’au moment où Di Asturien trébucha sur un nom pas très lisible.
– Bre… Brendon Ensolare.
Bredan s’éclaircit la gorge.
– Je crois…, commença-t-il, dans l’intention évidente de dire « Je crois qu’il y a erreur ».
Mais il ne put se résoudre à dissiper l’illusion de la compétence du vieillard.
– Présent, termina-t-il lamentablement.
Au même instant, Edric MacAnndra s’écria :
– C’est Bredan, Cadet Escobar, Capitaine.
– Bredan, Cadet Escobar ?
– Présent, dit Bredan, en pleine confusion.
Le vieillard baissa les yeux sur son parchemin.
– Alors, où est le Cadet Ensolare ? Son nom avait été oublié sur la liste. Regarde la correction, Maître des Cadets.
Gabriel Lanart-Hastur, debout près de Di Asturien, hocha gravement la tête.
Après la cérémonie, les Cadets de troisième année retournèrent à la caserne pour ranger les affaires qu’ils avaient emportées chez eux pendant les vacances, et pour se préparer à l’inspection de la chambrée.
– Dis donc, Bredan, ça ne te suffit pas d’être Cadet une fois ? Il faut que tu t’engages deux fois dans les Gardes ! dit Edric en riant.
– Oh, toi ! dit Bredan, se tournant vers son camarade. Tu aurais dû la fermer et il ne se serait aperçu de rien ! Maintenant, on a sur les bras un Cadet imaginaire de treize ans – qu’est-ce qu’on va faire quand Bredan, Cadet Ensolare, ne se présentera pas au cours d’escrime ?
– Je… je voulais seulement rendre service !
Raimon dit d’un ton égal :
– Ce n’est pas grave, Dan. Di Asturien a peut-être ordonné qu’on ajoute son nom à la liste, mais les autres officiers savent qu’il n’existe pas. Ils arrangeront discrètement l’affaire, et on n’entendra plus parler de lui.
Le lendemain matin furent affichées les affectations au cours d’escrime. Raimon avança en jouant des coudes pour voir la liste.
– Oh, miséricorde… J’ai Padraik comme moniteur à l’épée, et juste avant le dîner, grogna-t-il. Je ne sortirai jamais à temps pour faire un repas convenable. Vous autres banshees, vous aurez tout mangé avant qu’il en ait terminé avec moi – en supposant que j’aie encore envie de manger.
Puis il remarqua la tête de Bredan.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es avec qui ?
– Avec Rai. Et regarde !
Sur l’emploi du temps, Bredan lui montra le nom de Brendon, Cadet Ensolare, qui devrait s’exercer avec le nouveau moniteur, Timas Wellsmith.
– Tu disais qu’ils réaliseraient leur erreur. Qu’on n’entendrait plus parler de lui – ce sont tes propres paroles.
Raimon haussa les épaules avec un sourire engageant.
– Je me sens responsable de tout ce pataquès, dit Bredan. Je devrais aller rectifier la situation.
– Dire à Di Asturien qu’il a fait une erreur ? En face ?
– Il a raison, tu sais, dit Mikhaïl Castamir, garçon grave et sérieux des Monts de Kilghard. On ne peut pas humilier comme ça notre Commandant. Même si tu lui parles en particulier. Et il serait vraiment ulcéré d’apprendre qu’il a commis une erreur pareille.
– Mais ça ne peut pas continuer…, protesta Bredan.
– Ecoute, dit Raimon d’une voix persuasive en le prenant par les épaules, c’est une simple erreur, pas une faute, et encore moins une faute que tu aurais commise. Allons-nous-en, avant qu’il ne reste plus que du porridge froid sans miel pour le déjeuner. De plus, ajouta-t-il comme ils se dirigeaient tous vers le réfectoire, j’ai dans l’idée qu’il pourra sortir un certain bien de cette situation.
Plus tard dans l’après-midi, vêtu de vieux vêtements et une vieille épée à la main, Raimon se présenta au cours d’escrime. Timas Wellsmith, avait-il appris, était un ancien Garde qui s’était essayé à l’élevage des chervines, mais révélé allergique à leur caractère irascible, et était revenu au seul métier qu’il connaissait.
– Cadet Ensolare ?
– Enfin, pas exactement, dit Raimon, avec son sourire le plus charmeur. Il a eu un empêchement de… euh… de nature personnelle, et plutôt que de t’irriter en arrivant en retard, il m’a demandé de changer de cours avec lui.
Timas eut l’air dubitatif. Peut-être que ça ne se faisait pas à son époque, pensa Raimon – on se présentait à son cours même si on était aveugle, paralysé ou saoulé au kireseth. En fait, le changement d’horaire était parfois permis, quoique jamais officiellement, mais le changement de moniteur ne l’était absolument pas, et Raimon le savait. Il dit, tâchant de prendre l’air convaincu :
– Je sais que je ne te décevrai pas. Il me tarde de m’entraîner avec toi depuis que j’ai appris que tu es revenu dans la Garde.
Finalement, Timas hocha la tête et son visage s’adoucit un peu.
– Eh bien, d’accord, mon garçon. Voyons de quoi les Cadets sont capables, de nos jours.
Raimon passa une heure à ferrailler avec ardeur, quoique sans imagination, puis il alla se présenter à son propre moniteur, plus strict. Padraik, qui le connaissait des années précédentes, eut peut-être ses doutes, mais la poussière et les éraflures que Raimon arborait fièrement prouvaient qu’il avait déjà eu sa leçon.
Le soir, au dîner, Raimon prit sa place habituelle entre Bredan et Félix, avec l’air du chat de la légende choisi pour garder la laiterie.
– Je croyais que tu avais la dernière heure avec Padraik, dit Bredan. J’ai du mal à croire qu’il t’ait laissé sortir en avance par sollicitude pour ton estomac vide. Comment as-tu fait ? Tu n’as pas séché la leçon, non ?
Cela aurait été une faute grave, même pour un Cadet de la réputation de Raimon.
– Oh, j’ai échangé mon heure avec notre vieil ami Brendon Ensolare, répondit Raimon d’un ton détaché, trempant son pain dans son ragoût.
Son frère juré le regarda, les yeux dilatés, et, un instant, Raimon craignit d’avoir choqué son sens des convenances. Mais Bredan s’efforçait juste de réprimer un « youpi » ravi.
– Non !
– Si, Aldones me soit témoin. J’ai l’impression que c’est juste le commencement – pour nous tous…
Bredan protesta en riant :
– La dernière fois que tu as eu une brillante idée de ce genre, on a tous écopé d’un mois de corvée de latrines !
– Je m’en souviens, grogna Mikhaïl de l’autre côté de la table. Je ne comprends toujours pas comment tu avais réussi à m’embarquer là-dedans, et encore moins Félix.
Raimon refusa de mordre à l’hameçon.
– Mais ça valait la peine de voir la tête des Cadets de première année le lendemain matin, non ? Même toi, ça t’amusait de te glisser dans la Zone Terrienne pour acheter un magnétophone.
– Ouah ! renchérit Bredan, au souvenir de la farce la plus notable de son bredu. Tu avais réglé l’appareil pour qu’il démarre juste après minuit ! Attention, ce dortoir est hanté ! Attention aux fantômes qui arpentent les couloirs ! Sans oublier les bruits de chaînes et une formidable imitation de banshee. Ils avaient l’air d’avoir vraiment vu des fantômes !
Félix, assis de l’autre côté de Raimon, dit timidement :
– Où vas-tu chercher toutes ces farces, Rai ?
– Je ne dors pas de la nuit pour les imaginer. Maintenant, j’ai pensé…
– J’ai l’impression qu’on regrettera beaucoup, beaucoup, de t’avoir écouté, dit Bredan.
– Le problème qu’on a eu la dernière fois, poursuivit Raimon, imperturbable, c’est que l’un d’entre nous devait acheter le magnétophone, et, pour ça, donner son nom.
– Techniquement, nous n’aurions même pas dû le sortir de la Zone Terrienne, dit Mikhaïl. Depuis la révolte de Sharra à Caer Dom, les Terranans sont des partisans fanatiques du Pacte.
Raimon dit avec un sérieux inhabituel :
– Si je pensais qu’un simple magnétophone puisse être utilisé comme arme, je l’expédierais dans l’enfer le plus froid de Zandru.
Bredan lui toucha l’épaule, et Raimon se détendit sous l’onde d’amour qui passa entre eux à ce bref contact.
La conversation se concentra alors sur le dernier scandale impliquant l’Age d’Or, le bordel le plus célèbre de Thendara. Au moins du secteur ténébran, précisa Raimon. On lui avait dit qu’il y avait un endroit, dans la Zone Terrienne, qui pourrait bien concurrencer cet établissement.
– La Danseuse Grecque.
– Qu’est-ce que ça veut dire, grecque ? demanda Félix.
– C’est une ancienne coutume terrienne, dit Mikhaïl. Qui s’en soucie, avec des danseuses comme ça ?
– Comment se fait-il que tu sois au courant ? Ce garçon est plein de surprises !
Raimon donna un coup de coude à Mikhaïl, déclenchant une gerbe de postillons.
– Puisque nous avons un guide, reprit-il, je propose d’aller voir cette merveille des Terranans.
Le soleil sanglant disparaissait derrière les toits du secteur ténébran quand quatre Cadets approchèrent des grilles de la Zone Terrienne. Un garde en noir s’avança et les interpella en un cahuenga à l’accent barbare :
– Vous ne pouvez pas entrer dans la Zone avec ces armes. Ou vous rapportez vos épées chez vous, ou vous les déposez ici. De plus, vous êtes mineurs selon la loi terrienne, et sujets au couvre-feu. Revenez une heure après le coucher du soleil ou je ferai un rapport.
Après avoir déposé leurs armes, les quatre amis passèrent en revue des tas de restaurants et de boutiques se préparant à accueillir la clientèle du soir. Par comparaison avec l’éclairage naturel de la Vieille Cité, les tubes au néon projetaient des ombres crues presque surnaturelles. Ils s’arrêtèrent pour inspecter des articles exposés dans la rue sur des tables.
– Pacotille pour touristes, dit dédaigneusement Raimon.
Félix acheta un bâton de sucre filé synthétique.
– Ce n’est pas mauvais.
– Continue à manger de ce truc, et tu finiras aussi gros qu’Alban le Meunier, et aussi édenté ! dit Bredan en riant.
– Je crois que ce que je cherche est par là.
Raimon jeta un bras sur les épaules de Bredan, ignorant les regards désapprobateurs des boutiquiers terriens, et s’engagea dans une avenue à l’éclairage encore plus cru.
La Danseuse Grecque était facile à trouver, même au milieu d’une foule d’établissements de goût plus ou moins douteux. Penchée au balcon, une femme lançait des invitations grivoises aux passants. Les Terriens levaient les yeux et lui criaient en réponse des obscénités semblables, mais les jeunes Ténébrans détournèrent les yeux. Félix rougit furieusement quand la blonde, les seins à peine voilés de gaze et de paillettes, lui proposa de le soulager de sa virginité.
– Allons, Félix, ce n’est pas comme si tu n’étais jamais entré dans un bordel, dit Raimon à voix basse pour que la fille ne l’entende pas.
Précaution d’ailleurs inutile, car elle avait déjà reporté son attention sur une proie plus prometteuse.
– Je t’y ai emmené moi-même pour ton quinzième anniversaire.
– Ces Terranans n’ont aucune idée de la décence, dit sombrement Mikhaïl.
– Non, par Aldones ! acquiesça Raimon avec enthousiasme. Et c’est pour ça que c’est si amusant !
Ils jouèrent des coudes jusqu’au centre de la grande salle, et restèrent bouche bée devant le décor, surtout devant les panneaux muraux scintillants. Pour des garçons élevés dans de vastes demeures de pierre translucide, cette salle ondulante et sans fenêtres avait quelque chose d’angoissant et de déconcertant. Puis, ses yeux s’étant habitués à la pénombre, Raimon repéra une table vide près d’un dais qui ne pouvait qu’abriter une scène.
Un serveur s’approcha dès qu’ils eurent pris place dans les fauteuils sculptés en plastique. Tournant la tête, Raimon vit un morceau de cuisse nue surmonté d’une courte tunique en tissu métallisé. Des yeux noirs brillèrent derrière un masque, et des lèvres rouges s’incurvèrent en un sourire aguicheur.
Les yeux fixes, Raimon en resta éberlué, car la voix mélodieuse et douce comme le miel, de même que l’entrejambe volumineux, stratégiquement placé près de son visage, étaient indiscutablement mâles. Raimon n’était ni vierge ni prude, et l’expression physique de son amour pour son bredu ne lui posait pas de problème. Mais qu’un homme de moralité aussi douteuse lui fît des avances dans un lieu public le laissa momentanément sans voix.
Avec un effort visible pour garder son sérieux, Bredan dit au serveur :
– Mon ami semble avoir perdu sa langue. A mon avis, une tournée de vin aux épices nous ferait du bien.
– Nous ne servons rien d’aussi léger, mais je peux vous apporter des cocktails de dames si vous n’avez pas l’habitude des boissons fortes.
Raimon retrouva sa voix. Cocktail de dame, pas question ! Il fouilla sa mémoire afin d’y retrouver le nom d’une boisson terrienne convenable pour des adultes.
– Non, non, dit-il sèchement. Nous commencerons pas un Spécial Callaghan. Pour tout le monde.
Le serveur retourna au bar traversant la foule de plus en plus dense en roulant des hanches de façon impressionnante.
– Peut-être que ces dingues de Terranans ont une opération comme celle des emmasca, mais à l’envers – au lieu d’être asexués, ils deviennent bisexués.
Les consommations leur brûlèrent la gorge, laissant un goût bizarre dans la bouche. Raimon commença à siroter la sienne au début du premier tableau. Une fille filiforme, qui lui parut déjà pratiquement nue, se livra à un strip-tease savant avec deux éventails de plumes. Il remarqua que Félix rougissait furieusement et gardait les yeux baissés. Cette danse se termina enfin, et Mikhaïl dit :
– Ce n’était que la mise en route. Ça devient mieux…
– Mikie, bouche d’or ! Tu m’as manqué !
Avec de petits couinements ravis, une serveuse ambiguë se jeta à son cou puis s’assit sur ses genoux.
Stupéfaits, les autres la virent l’embrasser sur la bouche.
– Vous voulez prendre du bon temps, les gars ? Je m’appelle Chaton, et je suis très gentille !
– Mikhaïl, espèce de vieux…, commença Raimon.
– Ecoute, mon chou, tu as déjà vu le spectacle, alors inutile de perdre ton temps à le revoir. La dernière fois que tu es venu, je t’ai promis une faveur spéciale, bien plus branchée. Qu’est-ce que t’en dis ?
Après quelques cajoleries enthousiastes de Chaton, et peu de résistance de la part des garçons, ils franchirent derrière elle une succession de rideaux ondulants, puis s’engagèrent dans un étroit couloir menant à une loge minuscule mais luxueusement meublée. Raimon s’assit près de Bredan sur le canapé, qui, manifestement, ne servait pas qu’à s’asseoir.
– Maintenant, attendez-moi, les gars, je reviens tout de suite. J’avais réservé une surprise à Mikie pour sa prochaine visite.
– Qu’est-ce que c’est que cette « petite surprise » ? demanda Raimon quand elle fut sortie.
– Je ne sais pas. Elle a dit qu’elle connaissait quelque chose pour me « décoincer », j’ignore ce qu’elle veut dire par là.
Chaton revint quelques minutes plus tard avec une petite boîte noire.
– Racine-sang stygienne, la vraie came. Vous n’avez jamais rien goûté de pareil, je vous le garantis. Ce n’est pas donné, mais vous ne le regretterez pas.
Elle donna un prix qui les aurait laissés pantois s’ils n’avaient pas voulu jouer les grands et l’impressionner.
La boîte contenait un faisceau de minces fils gris.
– Mettez-en un sous la langue. Ne mâchez pas, ou on vous raclera au plafond à la cuillère. Gardez ça sous la langue, et dans quelques minutes… oh là là !
Raimon prit un filament avec précaution. Il n’avait jamais entendu parler de Stygie, et encore moins de sa racine-sang, et il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Mais quoi qu’il arrive, se dit-il, le plaçant sous sa langue, ça ferait une histoire formidable à raconter à la caserne.
Plusieurs choses arrivèrent en même temps. Raimon eut l’impression qu’on lui avait plongé les oreilles dans une marmite d’eau bouillante, il eut un irrésistible besoin de pouffer et une trompe résonna dans le couloir.
Chaton se leva d’un bond.
– Oh, merde, une rafle !
– Une rafle ?
Raimon la regarda en clignant des yeux, puis se mit à pouffer. Un écho bizarre amplifia son rire.
– Oui, imbécile ! C’est la Stup ! dit-elle, refermant la boîte d’un coup sec. Vous savez pas que cette came est illégale ? Je ne sais pas ce qu’ils vous feraient à vous, mais moi, ils m’expédieraient pour très très longtemps dans un endroit pas sympa du tout.
Elle ouvrit vivement la porte et disparut.
– Tu parles d’une copine, grommela Bredan, d’une voix curieusement déformée et presque pétillante. Elle nous laisse tenir la chandelle.
Raimon s’efforça de réfléchir, mais de petits papillons roses lui brouillaient la vue.
– On ferait bien de filer.
Le couloir grouillait de corps diversement dévêtus, chacun s’efforçant apparemment de partir dans une direction différente. Raimon, sorti le premier, s’immobilisa. Quelqu’un saisit son bras, d’une main ferme mais non hostile. Il reconnut le serveur qui avait flirté avec lui.
– Venez, ce n’est pas un endroit pour des gosses !
Il le tira dans le couloir en direction de la grande salle. Machinalement, Raimon prit la main de Bredan, île de sécurité dans un monde qui partait à la dérive. Le serveur les poussa derrière le dais.
– Il y a une sortie secrète… Qu’est-ce que tu as ?
La respiration oppressée, Mikhaïl bredouilla :
– Cha… ton…
– La salope ! Elle vous a fourgué du crack-araignée pour de la racine-sang ?
Raimon hocha la tête tandis qu’une brusque nausée lui nouait l’estomac.
– Pauvres innocents. La moitié du fun et le double de réactions négatives, mais vous n’en mourrez pas. Par ici…
Félix et Mikhaïl plongèrent derrière le rideau noir, Bredan hésitant juste le temps de s’assurer que Raimon le suivait.
– On ne bouge plus ! Brigade Mondaine Terrienne !
Soudain, le serveur le bouscula en passant, et Raimon tomba à genoux avec des haut-le-cœur. Un instant plus tard, deux officiers terriens musclés le remirent debout.
Pendant l’heure qui suivit, ainsi que l’avait prédit le serveur, son estomac et son sens de l’équilibre furent en perdition, mais il parvint à ne pas se couvrir de honte en vomissant. Assis, les mains entravées par de légères menottes électriques, il attendit d’être officiellement inculpé. Le temps qu’il affronte l’interrogatoire, et bien qu’il eût encore des nausées à intervalles irréguliers, le pire était passé. Il dut faire appel à toute son astuce pour empêcher ses geôliers de détecter son malaise et de l’expédier aux urgences terriennes, selon les clauses du Traité.
– Nom ? dit sèchement un officier rébarbatif derrière son bureau.
Raimon se redressa.
Il était le dernier d’un petit groupe de clients ténébrans à être interrogé, et ses symptômes gastro-intestinaux commençaient à céder la place à de forts tremblements musculaires. La dernière chose qu’il voulait, c’était d’avoir l’air de redouter ce lapin cornu de bureaucrate Terranan.
– Brendon, Cadet Ensolare… capitaine.
– Cadet, vous êtes coupable de plusieurs violations de la loi terrienne anti-crime. Association avec des prostituées connues, en un lieu où des hallucinogènes illégaux – Raimon ne bougea pas un muscle – ont été saisis, présence dans un établissement qui sert de l’alcool aux mineurs – et je ne doute pas que vous en ayez consommé. Ce sont des accusations sérieuses, assez graves pour justifier un séjour en Réhabilitation Juvénile si vous tombiez sous notre juridiction. Mais les autorités ténébranes insistent pour que nous vous remettions entre leurs mains. Nous porterons plainte contre vous dès demain. Jusqu’à ce que ces accusations soient annulées, ou que vos supérieurs nous informent que vous avez purgé la peine qu’ils jugeront bon de vous infliger, nous vous conseillons de ne pas revenir dans la Zone Terrienne. Est-ce clair ?
– Parfaitement clair, Capitaine.
Sous escorte, Raimon parvint à regagner la frontière de la Zone Terrienne, puis, sans escorte et sans être découvert, la caserne. Bredan ne dormait pas ; il l’attendait. Raimon sut, sans avoir à allumer une chandelle, que son bredu était aussi penaud que lui, avec, en plus, l’inquiétude ressentie pour son ami.
– Par le septième enfer de Zandru, qu’est-ce que tu as fabriqué ? siffla Bredan dans le noir. Tu étais juste derrière nous, mais quand on s’est retrouvés dans la ruelle, tu n’étais pas là. Non plus d’ailleurs que ce trois fois maudit bre’suin…
– Il nous a fait une fleur, car nous nous sommes fourrés nous-mêmes dans ce pétrin. Mais ce n’est pas grave. J’ai été le seul arrêté et – écoute ça, Dan, demain, les autorités terriennes enregistreront une plainte officielle contre Brendon Ensolare !
Raimon sentit la stupéfaction et la jubilation de Bredan comme une onde de chaleur, et il se demanda pour la centième fois si l’un ou l’autre avait une trace de laran – pas assez pour communiquer par la pensée, mais suffisamment pour expliquer l’étonnante empathie qu’il y avait entre eux.
– Qu’est-ce que fera Di Asturien, à ton avis ? chuchota Bredan.
Raimon se déshabilla, fourra ses vêtements dans le coffre en bois au pied de son lit, et se glissa sous ses couvertures.
– Prions pour qu’il trouve une punition n’exigeant pas qu’il se présente en personne.
Le lendemain matin, le Maître des Cadets passa la tête dans la chambrée, juste comme ils finissaient de s’habiller pour le petit déjeuner.
– Cadet Ensolare !
Devant les visages perplexes, il renifla dédaigneusement.
– Personne ne l’a vu, hein ? Eh bien, dites à ce vaurien qu’il est de double corvée de latrines pour le mois prochain. Ordre du Commandant.
Et il se retira.
– On ne peut pas reprocher à Di Asturien de manquer d’humour, commenta Raimon. A l’évidence, il trouve que ceux qui choisissent sciemment le… euh… le merdier doivent voir leurs désirs se réaliser.
Les quatre amis s’arrangèrent pour se partager la corvée de latrines, de sorte que l’absence du Cadet Ensolare passa inaperçue des officiers inspecteurs. Les semaines passant, la « racine-sang stygienne » ne fut plus qu’un souvenir humoristique, et Raimon retrouva son assurance habituelle.
– La fin de la saison du Conseil Comyn approche… commença timidement Félix.
Devant la salle d’armes, il attendait, avec Raimon et Bredan, que Mikhaïl ait terminé sa leçon. Elevé dans les Kilghard, Mikhaïl avait l’habitude de combattre avec deux couteaux, et il trouvait frustrant le style plus classique en usage chez les Cadets. Pressé par un adversaire, il tirait machinalement sa deuxième lame qui, inexplicablement, se trouvait toujours quelque part sur sa personne. Le Maître d’Armes s’efforçait vaillamment de lui enseigner la technique des basses terres.
– Dommage qu’il n’y ait plus de Garde d’Honneur, dit Raimon d’un ton léger, regardant Mikhaïl effectuer un exercice. Quand même, j’aurais bien voulu les voir dans toute leur splendeur au moins une fois – une histoire de plus à raconter aux petits-enfants, hein, Bredan ?
Félix prit une profonde inspiration et dit tout à trac :
– J’ai reçu une invitation pour le bal de fermeture de demain soir. Je ne peux amener qu’un invité, et je me demandais si tu voudrais y venir avec moi, Raimon… enfin, si Bredan n’a rien contre.
Raimon et Bredan le fixèrent, éberlués. C’était l’un des discours les plus longs, et sans conteste le plus étonnant, qu’ils l’aient jamais entendu débiter.
– Comment as-tu fait pour obtenir une invitation ? demanda Bredan. Je croyais les Cadets exclus de ces réceptions.
Félix rougit, mais moins que d’habitude.
– Vous avez sans doute deviné à mes cheveux qu’il y a du sang Comyn dans ma famille. Ma grand-mère était une Elhalyn nedesto, bien qu’en général personne ne s’en souvienne. Je suis allé… J’ai vu Dame Callina pour suivre une formation dans une Tour à la fin de cette année, et elle a dit qu’elle pouvait m’y admettre.
– Une Tour ? s’exclamèrent en chœur Bredan et Raimon. C’est arrivé comment ? Allez, Félix, raconte !
Le jeune homme baissa les yeux sur ses bottes poussiéreuses.
– J’ai eu la maladie du seuil, bien pire que mon frère aîné, mais tout le monde a dit que c’était parce que j’étais maladif à la naissance. A quatorze ans, ma mère a voulu me faire tester par une leronis, mais mon père a dit que c’était plus important de faire de moi un homme, alors il m’a envoyé chez les Gardes. Ce n’était pas si terrible – je veux dire, je vous ai rencontrés tous les deux et Mikhaïl. Mais je sens tellement de choses – j’ai l’impression d’être une plume ballottée par les émotions des autres. J’aimerais bien apprendre à le contrôler, même si ça ne me sert pas à grand-chose.
– Par Aldones ! dit Raimon dans un souffle. Pas étonnant que tu rougisses tout le temps !
– Alors ? dit Félix après un long silence. Qu’est-ce que vous en pensez ?
– Bredan ?
Bredan donna une bourrade amicale à Raimon avec un grand sourire.
– Vas-y et amuse-toi bien. De toute façon, demain soir je suis de patrouille dans la cité.
Raimon fredonnait entre ses dents en revenant du bal avec Félix, aux trois quarts soûl et très content de lui. Ce bal, avec les seigneurs et les dames Comyn, et même une Gardienne en robe pourpre, lui avait fait l’effet d’un rêve. Prenant son courage à deux mains, il avait invité à danser plusieurs jeunes filles nobles, trop subjugué pour s’attarder aux détails de leurs toilettes que Lanna ne manquerait pas de lui demander. Le vieux Danvan Hastur lui-même était là, avec son jeune héritier. Le Commandant Di Asturien avait été d’une politesse solennelle envers eux, et ils avaient vu Dyan Ardais dans la fameuse danse des épées. Tout bien considéré, une soirée mémorable à raconter à ses petits-enfants.
Félix ouvrit la porte de la caserne, et ils entrèrent. Mikhaïl, Edric et quelques autres étaient attroupés près d’une chandelle voilée. Mikhaïl leva les yeux, étouffant un sanglot.
– Aldones soit loué, Raimon, tu es là.
Quelque chose dans sa voix dégrisa Raimon comme de l’eau glacée, emportant les dernières traces de punch au vin.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– C’est Bredan, dit Edric d’une voix mal assurée, tandis que Mikhaïl cachait son visage dans ses mains. Je regrette d’avoir à te le dire…
Raimon traversa la pièce comme une flèche, et, saisissant Edric par les épaules, il le souleva du sol bien qu’il fut plus grand que lui.
– Parle, bon sang ! Qu’est-ce qui est arrivé à Bredan ?
– Il est blessé – grièvement. Peut-être mourant – on ne sait pas encore, dit Mikhaïl.
– Il y a eu une rixe à la Cage d’Or, sanglota Edric. Une bande d’idiots qui se sont soûlés avec un truc acheté dans la Zone Terrienne. Bredan était seul – il a essayé d’en séparer deux. Et il y en a un qui lui a donné un coup de couteau – sous les côtes, je crois. On a fait venir une guérisseuse de la Tour pour tenter de le sauver. Je suis désolé, Rai.
Raimon ouvrit les mains, s’apercevant à peine qu’Edric manquait tomber, puis reprenait son équilibre. Des images passèrent devant ses yeux. Bredan blessé dans la rue, et l’appelant, Bredan gisant dans son sang.
Bredan mourant…
– Mais… comment pouvait-il être seul ? Les patrouilles comprennent toujours deux hommes.
Mikhaïl posa une main sur son épaule et dit à voix basse :
– On lui avait assigné pour partenaire… Brendon Ensolare.
Raimon chancela sous le choc. Il n’y avait pas eu de Brendon Ensolare pour combattre au côté de Bredan, ce qui faisait toute la différence. Et pas de Raimon Valdizar non plus pour remplacer l’absent, parce qu’il s’amusait au bal des Comyn. Bredan se sentant toujours responsable de la confusion dont il était la cause n’avait pas demandé d’aide…
Si Dan meurt… s’il meurt, ce sera ma faute. Je ne l’ai pas laissé rectifier l’erreur, et je n’étais pas là quand il a eu besoin de moi.
– Il est à l’infirmerie, dit Mikhaïl avec douceur.
Raimon passa la porte en courant. L’infirmier le reconnut et le laissa entrer sans poser de questions, puis il le conduisit dans une petite chambre bien éclairée. Une jeune femme en large robe blanche, des cheveux cuivrés répandus sur ses épaules, était à genoux près du lit où reposait une forme d’une pâleur de cire, et qui lui parut floue à travers ses yeux brouillés de larmes.
– Je peux entrer ?
L’infirmier secoua la tête, mais la femme dit, sans ouvrir les yeux :
– Oui. Tu peux ajouter ta volonté de vivre… à la sienne.
Raimon s’assit sur un tabouret à la tête du lit et regarda le visage de Bredan, pâle et immobile, comme si les feux de la vie s’étaient déjà éteints. Seule la respiration, affaiblie et parfois hésitante, qui soulevait sa poitrine bandée, apprit à Raimon qu’il n’arrivait pas trop tard.
La leronis changea de position et étendit ses longues mains à six doigts au-dessus du corps de Bredan.
– Prends ses mains dans les tiennes, dit-elle. Fais-lui sentir que tu l’aimes.
Les doigts de Bredan étaient froids, presque rigides. Raimon tendit sa volonté pour leur insuffler la chaleur de la vie, de sa vie.
Bredan, mon frère, mon cœur, ne me quitte pas. Je ne sais pas ce que je ferai si je te perds, parce que j’ai été trop effronté…
Maintenant les larmes coulaient abondamment sur son visage, tombaient sur leurs mains unies, mais si la leronis s’en aperçut, elle ne le montra pas.
Je trouvais que toute cette histoire d’Ensolare était une bonne farce, la plus grosse blague de ma carrière. Mais je ne voulais faire de mal à personne, je ne voulais pas en arriver là. S’il y a un prix à payer pour ma bêtise, laisse-moi le payer moi-même… Avarra, Sombre Dame, fais que ce soit moi qui paye, et non Bredan !
La voix féminine et discrète interrompit la litanie de ses remords.
– Raimon, tu ne peux pas en faire plus pour ce soir. Va te coucher. Ton bredu aura besoin de toute ta force demain matin.
– Est-ce qu’il vivra ?
La leronis sourit.
Le visage sombre, les traits encore tirés par les semaines d’épreuve qu’il venait de vivre, Raimon Valdizar était dans le bureau personnel du Commandant Di Asturien.
– Comme tu le sais, Commandant, le Cadet Escobar n’est pas encore en état de reprendre son service. L’infirmier suggère qu’il rentre chez lui jusqu’à la fin du trimestre. Je sollicite l’autorisation de l’accompagner et de rester près de lui jusqu’à son complet rétablissement.
– Je crois savoir que tu avais l’intention de devenir officier dans la Garde. Si tu pars maintenant, tu devras redoubler.
– Je… je sais, Commandant. Je suis prêt à payer ce prix.
– Alors, très bien, si tu assumes les conséquences de ce congé.
– Je les assumerai, Commandant. Sans doute pour la première fois de ma vie. Et, Commandant…
– Oui ?
Le Cadet Ensolare voudrait nous accompagner, lui aussi.
– Le Cadet Ensolare… ah, oui. Ce jeune étourdi qui a eu maille à partir avec la Brigade Mondaine Terrienne. Je voulais justement te parler de lui, Cadet Valdizar. Comme tu es son ami, tu pourras peut-être lui faire entendre raison. Crois-tu qu’il y ait quelque espoir de le remettre sur le droit chemin ?
– Je crois qu’il a compris la leçon, Commandant, répondit Raimon avec le plus grand sérieux.
– Comprendre la leçon et agir en conséquence sont deux choses bien différentes. Néanmoins, je vous accorde à tous deux l’autorisation d’accompagner le Cadet Escobar. Adelandeyo. Allez en paix.
Bien qu’ils aient voyagé très lentement, Bredan était épuisé quand ils arrivèrent en vue du petit domaine de sa famille.
– Il faut que je me repose avant la dernière descente, dit-il, se cramponnant à sa selle, livide.
– Nous aurions dû louer une litière, fit Raimon, avant d’ordonner à leur serviteur de louage d’aller devant pour annoncer leur arrivée.
Bredan secoua la tête, avec un sourire où il y avait une trace de son courage habituel.
– Ma mère en serait morte de peur, c’est sûr. Elle va me chouchouter encore plus que si j’étais Aldones lui-même. Crois-moi, il vaut mieux que j’arrive à cheval.
Ils arrêtèrent leurs montures dans la petite cour pavée s’étendant entre la maison et l’écurie. La mère de Bredan, petite femme aux cheveux gris acier, se rua à sa rencontre, tandis que Raimon l’aidait à descendre de cheval.
– Vous voilà enfin – je m’inquiétais tellement – tu es pâle comme la mort – Raimon, prends-le par l’autre bras – il faut qu’il s’allonge, avec une bonne tasse de vin chaud – rien de mieux pour reprendre des forces – dommage que Pietro ne soit pas là pour nous aider – il est allé à la Colline Grise avec ton père rassembler des bêtes égarées, et les autres sont à Armida pour faire les foins – je me demande ce que dira ton père quand il rentrera et qu’il s’apercevra qu’il n’était pas là pour t’accueillir – là, fais attention à la marche, dit-elle sans reprendre haleine.
Bredan regarda Raimon. Tu vois ce que je voulais dire…
Il faut que je fasse quelque chose au sujet de Brendon Ensolare, pensa Raimon, tout en regardant la mère de Bredan s’affairer dans le solarium, l’installant sur le canapé et l’exhortant à boire du vin chaud. Chaque fois que je vois Bredan dans cet état, je repense à la façon dont c’est arrivé. Je ne me le pardonnerai pas tant que cette histoire ne sera pas réglée.
Plus tard dans la journée, quand les ombres rouges du crépuscule s’allongèrent dans la cour et que Bredan eut sombré dans un sommeil réparateur, Raimon fut sorti de sa sieste en sursaut par un bruit de bottes sur le seuil. D’un pas chancelant, il alla jusqu’à la porte où il trouva un Pietro hagard qui s’adressait en gesticulant à Dame Escobar.
– Qu’est-ce qui se passe ? Je peux faire quelque chose ?
Arrivé près de Pietro, il vit les longues estafilades sanglantes qui laissaient apparaître les déchirures de sa chemise.
– Attaque d’hommes-chats. Depuis Corresanti, ils ont progressé vers le sud, mais généralement vers les terres d’Alton ; alors nous pensions être en sécurité ici. Mon mari est assiégé dans une grotte de la Colline Grise. Et comme Pietro est blessé, je n’ai que des femmes et un vieillard à lui envoyer.
Une sorte de fatalisme avait remplacé sa joyeuse agitation.
– J’y vais. Bredan m’a montré où c’était lors de ma dernière visite.
Elle l’évalua du regard.
– Tu ne nous dois pas un tel service.
– Ton fils et moi, nous sommes bredin, dit-il, avec l’inflexion signifiant « frères jurés ».
Quelques minutes plus tard, Raimon galopait sur la piste, son épée en bandoulière dans le dos. Il faisait presque nuit quand il arrêta son cheval couvert d’écume devant la Colline Grise, dont il scruta le granit fissuré. Les grottes se trouvaient sur la face est, le long d’une route en dos d’âne traversant une crevasse. Il vit la lueur d’une torche et éperonna sa monture épuisée.
Deux hommes-chats, armés de cimeterres des Villes Sèches, défendaient le tablier pentu couvert de gravats s’étendant devant la grotte. Ils pivotèrent tout d’une pièce, en alerte, avant même que Raimon eût sauté de sa monture, épée en main. Le cheval, hennissant d’indignation, redescendit la route au galop.
Un homme-chat proféra des injures inintelligibles en bondissant vers Raimon qui para le coup ; mais le choc lui fit sauter son épée de la main, et l’adversaire enfonça ses griffes dans son épaule.
Raimon chancela sous son poids, mais parvint à éviter les griffes postérieures de l’homme-chat qui frappèrent le vide, épargnant son ventre. Il mit un genou en terre tandis que la créature prenait du recul avec une agilité inhumaine pour revenir à l’attaque. Soudain, le cri de guerre de l’homme-chat se transforma en un hurlement de panique, et il se raccrocha désespérément à la roche qui glissait.
Le tablier, craquelé par les intempéries, dégringola, emportant avec lui dans une mini-avalanche l’homme-chat hurlant et gesticulant, mais incapable de reprendre son équilibre sur la roche en mouvement. Il disparut, sa voix se tut, et aucun signe de vie ne monta plus de l’abîme.
Sous le genou de Raimon, la roche se mit à céder dans un craquement sinistre. Il se releva vivement sur ce qui restait de l’étroit sentier, toussant dans l’âcre poussière. Le deuxième homme-chat vint se planter devant lui, genoux fléchis, lame brandie scintillant aux lueurs du couchant, et il bloqua l’entrée de la grotte, l’air mauvais. A l’entrée de la caverne, une pile de cadavres attestaient de la résistance d’Escobar.
– Seigneur Escobar ? Comment vas-tu ? cria-t-il.
– Bien, pour le moment, mais je me suis cassé une jambe.
– Il n’y a plus qu’une seule chose à faire…
Avec un grognement meurtrier, le dernier homme-chat bondit, non vers Raimon, mais vers les vestiges du sentier. D’un large mouvement de sa lame, il fît reculer Raimon, puis il en enfonça le bout dans la roche effritée et exerça une pesée vers l’extérieur. Une cascade de pierres dégringola sur la pente.
Raimon avança, tâtant prudemment le sol du pied. Si seulement il pouvait approcher suffisamment de cette maudite créature, avant qu’elle précipite le sentier dans l’abîme, lui faisant subir le sort du premier homme-chat, ou le coupant de la grotte !
L’homme-chat, comprenant son intention, se rua sur lui.
Raimon, qui avait entre-temps ramassé son épée, esquiva instantanément, comme Timas Wellsmith lui avait appris à le faire. Sans réfléchir, il para, rompit, et perça la garde de l’homme-chat. Un hurlement et un tremblement soudain du cimeterre lui apprirent que son épée avait trouvé sa cible. Maintenant, il se battait à l’instinct, car il voyait à peine son adversaire dans la lumière déclinante. Une partie de son être avait envie d’interrompre cette bataille impossible, et de redescendre le sentier en courant pour se mettre en sûreté. D’un instant à l’autre, il pouvait tomber dans l’abîme ou recevoir un coup de cimeterre mortel.
Mais Bredan a bien failli mourir de cette façon…
Raimon réalisa soudain que son adversaire avait disparu. Il s’avança, redoutant une nouvelle attaque. La torche de la grotte le guida et illumina un instant toute l’entrée. Puis il aperçut la silhouette de l’homme-chat accroché à la roche. La pointe de son cimeterre enfoncée dans une crevasse, il s’en servait comme d’un levier.
Raimon leva son épée vers son ventre sans protection, mais l’homme-chat esquiva le coup et perdit pied, dans une cascade de fragments granitiques. Raimon recula, se protégeant les yeux de la main. Les jambes de l’homme-chat gesticulèrent follement sur la roche, cherchant une prise, son poids uniquement soutenu par son arme.
De nouveau, Raimon frappa. Cette fois, sa lame rencontra de la chair. Il sentit qu’elle glissait sur l’os, puis une secousse faillit la lui arracher de la main.
Un craquement soudain provoqua une nouvelle averse de pierres, et l’homme-chat, lâchant son cimeterre, sauta à terre.
Un énorme morceau de roche se détacha du surplomb et tomba vers eux, frappant son assaillant à l’instant où il bondissait vers l’entrée, l’emportant avec lui sur la pente.
Horrifié, Raimon vit que toute la pente de la montagne se fragmentait. Sans réfléchir, il jeta son épée et plongea dans la caverne. Le seigneur Escobar s’était remis debout, se soutenant sur une seule jambe. Les dernières lueurs de la torche éclairaient son visage sombre. Il sautilla vers Raimon qui le prit sous les épaules en criant :
– Partons !
Pendant les quelques secondes qu’il leur fallut pour gagner l’entrée, d’autres roches étaient tombées, la fermant presque. Le Seigneur Escobar hésita devant l’avalanche de pierres et de poussière.
– Trop tard, mon garçon.
– C’est notre seule chance ! s’écria Raimon.
Il ne pouvait pas renoncer, pas avec le père de Bredan qui dépendait de lui, même s’il devait mourir en essayant de le sauver. Il le poussa dans l’ouverture qui rétrécissait rapidement.
Ils sortirent sous une grêle de pierres, dont Raimon s’efforça de protéger son aîné. Un morceau de granit frappa Escobar à la tête, et il s’effondra soudain dans les bras de Raimon.
Raimon ne sentit pas l’averse de cailloux rebondissant sur son corps, ni la douleur de ses bras qui traînaient le corps inerte d’Escobar vers le dernier vestige du sentier. Il n’eut qu’un instant pour le jeter sur son épaule avant que ce vestige même ne commence à glisser sous ses pieds. Courant et trébuchant, il continua à descendre le sentier cauchemardesque jusqu’au moment où il retrouva un sol stable et horizontal.
Raimon allongea doucement Escobar dans l’herbe. Sa respiration était faible mais régulière, et il ne revint pas à lui quand Raimon lui immobilisa la jambe entre deux bouts de bois qu’il lia avec des bandes déchirées de sa sous-tunique. Puis vint la décision difficile : le mouvement pouvait aggraver la blessure à la tête d’Escobar, pourtant il ne pouvait pas le laisser là, pas avec le froid de la nuit qui tombait et la possibilité d’un retour des hommes-chats.
Fouillant sa mémoire pour y retrouver les histoires de sauvetages en montagne que leur avait racontées Gabriel Lanart-Hastur, Raimon utilisa ce qui restait de sa chemise pour attacher Escobar sur son dos, afin de le transporter plus facilement. Il ne sut jamais comment il put marcher toute la nuit, montant une pente en chancelant pour la dégringoler en trébuchant de l’autre côté. Il cessa bientôt de compter les pauses qu’il faisait, quand ses jambes ne pouvaient plus le porter.
Quelques heures après l’aube, le supplice de Raimon se termina. Pietro vint à sa rencontre, avec des cris de joie, menant un cheval par la bride. Le retour de la monture de Raimon sans son cavalier les avait paniqués, et il venait voir s’il pouvait faire quelque chose avant d’aller demander de l’aide à Armida.
Bredan et sa mère se ruèrent vers eux, avant qu’ils aient mis pied à terre dans la cour. A l’évidence, ils n’avaient pas dormi de la nuit. Quand le blessé fut mis au lit, sa fracture réduite et ses autres blessures pansées, Raimon s’assit en silence près du feu, tenant d’une main une main de Bredan, de l’autre une chope de vin chaud. Il avait pris un bain et mangé, et sa blessure à l’épaule avait été soignée, mais il était trop surexcité pour dormir.
– Raimon, je ne te remercierai jamais assez. Tu… tu lui as sauvé la vie, tu sais, dit Dame Escobar, debout sur le seuil, le visage radieux. Tu t’es conduit en véritable héros…
– Est-ce qu’il guérira ? demanda Raimon, ignorant ses regards reconnaissants.
– Si Evanda le veut, il nous enterrera tous. Il n’a pas de fracture à la tête, juste une commotion cérébrale. D’ailleurs, il a repris connaissance et veut te remercier lui-même.
– C’était un sauvetage héroïque, mon garçon, dit le père de Bredan.
Ses yeux noirs brillaient sous son pansement, mais il semblait encore un peu désorienté.
– Pas du tout, dit Raimon à voix basse. Je veux dire, ce n’était pas moi.
Il prit une profonde inspiration et répéta :
– Ce n’est pas moi qui t’ai sauvé. C’est Brendon Ensolare, un Cadet de nos amis, à Bredan et moi. Il a été retardé en chemin, mais il m’a suivi jusqu’à la Colline Grise. Il a combattu les hommes-chats à mon côté et t’a porté pour sortir de la grotte. Mais il a été pris dans l’avalanche, et enterré sous les pierres. Il est mort en nous sauvant tous les deux.
Un instant, Bredan sembla dérouté, puis il dit :
– C’est bien d’Ensolare, de faire son apparition là où on l’attend le moins. En revanche, ça ne te ressemble pas, Raimon, de renoncer aux honneurs alors que tu aurais pu être acclamé comme un héros. Tu as toujours adoré être au centre de l’attention.
– Je… je ne peux pas accepter ce que je ne mérite pas, balbutia Raimon. L’important, c’est que ton père soit sauvé et en voie de guérison.
– Je suis content que mon fils et son bredu aient eu un tel ami. Il faudra prévenir sa famille, dit le Seigneur Escobar.
– Je ne crois pas qu’il ait eu une famille en dehors de la Garde, Père, dit Bredan.
– C’est bien triste, mais nous ne l’oublierons pas, remarqua le vieil homme avant de sombrer dans le sommeil.
Raimon Valdizar était dans le grand hall du château Comyn, attendant les cérémonies officielles ouvrant la saison. Maintenant, il était âgé pour un Cadet de troisième année, et il voyait à l’air de ses camarades qu’ils le considéraient comme un lourdaud. Il s’en moquait, car à son côté se tenait Bredan Escobar, sain et sauf.
Domenic Di Asturien s’avança pour commencer la cérémonie, comme en ce jour fatal de l’année précédente. Mais cette fois, il n’y aurait pas de Brendon Ensolare sur la liste d’appel.
Raimon était allé voir le Commandant à son retour à Thendara, pour l’informer de la mort héroïque du Cadet Ensolare.
– Il est mort bravement, faisant honneur à la Garde. Voici la lettre de recommandation que t’adresse le Seigneur Escobar.
Le vieux soldat ouvrit le message.
– Ce garçon nous manquera, mais peut-être est-ce pour le mieux.
Et soudain, il demanda :
– Aimes-tu les fruits secs à amandes, Cadet Valdizar ?
– Pardon, Commandant ?
– Les fruits secs à amandes – noix, pistaches, noisettes ?
– Ou… oui, Commandant.
– Ce qu’il faut savoir sur ces fruits, Valdizar, c’est que chacun exige une technique différente. Les pistaches, par exemple, ont une peau si délicate qu’un ongle peur endommager le fruit. Les noix sont assez douces et faciles à casser avec un casse-noix ordinaire. Mais pour les noix d’anthos-permes, c’est tout différent. Afin de dégager l’amande, il faut les jeter dans le feu. Rien d’autre ne peut briser leur dure coquille, mais, cela fait, rien n’est plus délicieux. Me comprends-tu ?
– Je crois que oui, Commandant.
Par Aldones, il devait tout savoir depuis le début…
– Alors, sauve-toi. Je vous verrai à l’appel, toi et ton ami. Et n’oubliez pas votre nom, cette fois. Je crois que la Garde ne survivrait pas à une autre saison comme la dernière.